« J’ai arpenté L’éloge du conflit de Miguel BENASAYAG avec des militants de l’éducation populaire »

Fiche de lecture

eloge

 

Connaissez-vous l’arpentage ? C’est que de mémoire d’ouvrier, cette « technique » de lecture collective se pratique sans publicité… Si on écrit sur l’arpentage, on est un social traitre ! Ca se transmet à l’oral, entre camarades, presque dans l’intimité…

Les cercles d’études ouvriers du XIXème siècle se servaient de l’arpentage pour diffuser les écrits au plus grand nombre de camarades. Le sociologue Dumazedier et l’historien Benigno Caceres, militants et figures de l’éducation populaire, réhabiliteront cette pratique (et bien d’autres) lors de leur maquis dans le Vercors.

Il s’agit simplement de déchirer (pour ceux que la désacralisation du livre répugne, on peut photocopier, on n’est plus dans le maquis !) le livre en parties égales, pour que chaque membre d’un groupe en ait une partie. Chacun lit sa partie puis restitue ce qu’il a compris au groupe en définissant le timing.

Des consignes de restitution peuvent être proposées afin d’orienter le groupe, par exemple :

  • Décrire une ou 2 idées fortes

  • Expliquer vos désaccords ou vos incompréhensions

  • Citer les mots incompris

  • Décrire ce qui fait écho, entre en résonnance avec sa pratique

L’arpentage a donc été pratiqué par les associations d’éducation populaire, et comme on n’écrit pas sur l’arpentage, je n’en dirai pas plus : vivez-le, et faites-vous votre idée par vous-mêmes des trésors cachés de cette pratique que j’ai trouvée passionnante.

Tout de même, pour les plus curieux, je vous propose de vous parler de l’ouvrage que j’ai récemment arpenté avec quelques mèches de l’éducation populaire : l’éloge du conflit.

  1. Nous avions chacun une quinzaine de pages à lire, en a peu près une heure. Le lendemain, nous avons collectivement déversé notre bile contre ce Benasayag, incapable d’écrire un livre avec des mots et des phrases simples pour le bon peuple. les « tropismes » et autres « synchronisme » nous ont en tout cas permis de faire de bonnes private joke, comme quoi il y a toujours à puiser dans ce qu’on critique ! Et attention les yeux, merci les citations de gens dont on n’a pas nous-mêmes les références : de Héraclite, Spinoza à Sartre et Deleuze dans son Foucault en passant par le taoïsme…

Une fois qu’on s’était bien payé sa tête, on a tous pris une mine grave et on a pris conscience d’avoir lu un livre vraiment important, qui nous a nourris. On a surtout oublié de se focaliser sur tous les mots qui nous rebutaient, et on s’est aperçus qu’on avait compris quand même beaucoup de choses.

  1. Chacun a donc raconté sa partie lue. On a pris le livre dans l’ordre (il parait que certains s’amusent à le faire dans le désordre, moi je me dis que si le livre choisi est un polar, c’est gâché, mais bon…).

Si je résume ce que mes camarades et moi-même avons compris de l’ouvrage, c’est que notre démocratie est malade de refuser le conflit. Le capitalisme cherche à lisser les rapports, alors que le conflit est le moyen que les humains ont pour permettre l’émergence de la complexité dans leurs rapports, et cesser de penser le monde et la politique en termes binaires. Finalement, en cherchant à tout lisser et tout rapporter à une hypothétique norme, on réussi plutôt à faire éclater de la violence non catalysée. Au lieu du conflit, complexe, riche, humain, c’est l’affrontement, violent, déshumanisant.

Il faut donc accepter de ne pas vivre en « sécurité », de ne pas chercher à être sur de ce que l’avenir nous offrira. En définitive, il s’agit d’agir en abandonnant « l’espoir messianique du grand soir », car il n’est jamais certain qu’à une période sombre succède une période lumineuse, et inversement. Le sombre et le lumineux s’entremêlent, et c’est pourquoi la notion d’efficacité pour le progrès est plutôt à rechercher dans un « ici et maintenant bien ancré dans le concret », une espèce de développement de tous les possibles du moment.

Pour Benasayag, le conflit est source d’humanité, et le refouler, le nier reviendrait à dévitaliser la société. Assumer le conflit implique donc de lâcher bien des choses : agir dans l’ignorance, sans volonté totale d’optimisation des résultats, accepter que parfois il faut limiter la surenchère de « faire » et laisser pousser les fruits de mouvements concomitants en ajustant à peine.

Dans l’hypothèse de la lutte politique, c’est presque une méthode à laquelle nous sommes invités : lutter, expérimenter, créer, visiter tous les recoins de la vie, plutôt que de militer dans l’attente de lendemains qui chantent.

Je n’en dis pas plus, et vous invite à prendre le plaisir d’arpenter ce livre. On m’a dit que Benasayag parlait très clairement, et c’est pas faux. Alors je vous propose une vidéo de lui qui parle du conflit : http://tvbruits.org/spip.php?article951, histoire de vous mette l’eau à la bouche.

Bonne lecture !

Tifen Ducharne

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